Rien
ne le prédestinait à la médecine. Absolument rien.
Petit-fils
de modestes paysans, des parents n’ayant pas fait d’études
supérieures, gamin il avait horreur de l’école et ne rêvait que
d’une chose : reprendre la ferme familiale pour passer ses
journées au milieu de prés et forêts. Quels fabuleux souvenirs
cette enfance passée aux culs des vaches, à plonger dans le foin
pour en conserver l’odeur le reste de la journée. Ces
générations de poules qui ont fait les frais de son agilité
grandissante au lance-pierre. Ses premiers sentiments paradoxaux
lorsque, à travers ses doigts légèrement écartés il observait
avec fascination et dégoût sa grand-mère dépiauter un lapin dont
elle venait de vider le sang pour le civet du dimanche. Comment une
femme aussi gentille et attentive avec lui pouvait être aussi froide
et cruelle avec ce joli et doux lapin ? Il y avait aussi cette
planque indispensable sous la table de la cuisine lorsque les hommes
du hameau se rassemblaient pour aller chercher le condamné à mort
pendant que les femmes s’affairaient autour des gamelles qui
bientôt recevraient son sang. Il cavalait comme un dératé pour se
faufiler sous cette vieille table entre les jambes de son
arrière-grand-père sourd comme un pot et de son arrière-grand-mère
plus guère vaillante. Puis il appuyait ses paumes de toutes ses
forces sur ses deux oreilles pour ne pas entendre les hurlements
terrifiants du cochon vivant ses dernières secondes au milieu de la
cour. C’est peut-être là qu'il a débuté sa carrière de
déserteur, va savoir.
Son
arrière-grand-père, il l’appelait Pépé Jean. Un poilu de 14-18
bien trop vieux pour remettre le couvert en 39-45 ce qui ne l'a pas
empêché d'aller discrètement surveiller les mouvements de l'armée
ennemie pour prévenir qui on sait, mais chut, tout cela était bien
secret. Tout sauf un déserteur le Pépé Jean. Durant sa longue vie
tourmentée, le vieux paysan n'a quasiment jamais rencontré de
toubib. Pas besoin, un verre de vieille gnôle tord-boyaux soignait
tout. Jusqu'à la fin il aura répété au gamin que plus tard il
serait « savant ». Tu parles, le gamin avait horreur de
l'école et envisageait d'y passer le moins de temps possible. A la
rigueur, la seule école valable à ses yeux était l'école
buissonnière.
Le
gamin était le premier à se planquer lorsqu’un de ses camarades
de classe se blessait. La vue du sang le rendait nauséeux en moins
de deux. L’odeur de l’hosto lui flanquait aussitôt cette
violente boule d’angoisse au milieu du bide. Pourtant quelques
années plus tard, à 18 piges, un bac en poche obtenu avec
médiocrité mais la besace remplie de confiance grâce à une belle
rencontre, il part traîner ses basques à la fac de médecine. La
bonne blague. Entre 8 et 900 « camarades » pour 78 postes
ouverts en deuxième année. La règle est simple : devenir un
tueur en ingurgitant les cours d'anat. mieux que tout le monde, en
recrachant les formules de bioch. comme personne, en
physiologisant-biophysiquant-et putain de plein d'autres matières de
ouf que tu savais même pas que ça existait à savoir sur le bout
des doigts sinon t'es mort et t'auras plus qu'à te les mordre, les
doigts. Pendant qu’il a le nez dans ses bouquins pour tenter de ne
pas se faire hacher tout cru par un des numerus clausus les plus
rudes de tous les temps, ça grogne dans les rues du pays.
Automne 1995, le premier ministre droit dans ses bottes prévoit
entre autre de casser du toubib pour sauver la vie d’une soi-disant
mourante : M’dame sécu.
Printemps
1996, concours 1ère
année médecine, 1er essai = échec. Rigole pas.
Un
an plus tard, 2ème essai = un pote l'appelle la veille des
résultats :
—Salut
vieux, c'est bon, tu l'as, on est pris tous les deux !
—Ouaip
vieux c'est ça, t'es con, c'est demain les résultats.
—Mais
j'te jure, c'est tombé plus tôt, tu seras toubib vieux, c'est bon
j'te dis.
—C'est
vraiment pas drôle ! Tu serais en face de moi espèce de
bouffon, en toute amitié je te décocherais une droite en pleine
face !
C’est
impossible, ils ont dû inverser des copies, un bouseux ne peut pas
se hisser chez les gradés de la société. Pourtant y a pas à chier
c’est écrit noir sur blanc. Allez gamin, va décrasser tes ongles
et adoucir tes paumes cornées. Tu es un carabin maintenant. Bon ben,
faut y aller, trop tard pour reculer, trop la honte de déserter.
L’ivresse de la réussite, c’est décidé, il sera chir. Les
certitudes de l’innocence…
Les
cours à la fac et les stages hospitaliers s’enchaînent.
Rapidement : le grand doute. L’envie de déserter revient.
Cette froide caste hospitalo-universitaire, c’est pas pour lui.
Fuir, rêver, gambader dans les forêts, louer
des planches à voile sur la mer de glace. Ben quoi ? Depuis le
temps qu’on nous parle de réchauffement climatique.
Retour à la raison, basta l’hosto, il sera médecin généraliste
(MG), sans vraiment savoir ce que c’est mais son MG de quand il
était petit, il était gentil lui. « Quoi ? Généraliste ?
Mais c’est ingrat. Quelle idée ! Devenir généraliste n’est
pas un choix, mais une obligation après l’échec au concours de
l’internat. Mesdames et messieurs les externes, un peu d’ambition
voyons » (discours
légèrement caricaturé de certains médecins hospitaliers)
Internat,
3 ans, 6 semestres. Pfiou !!! Déjà 6 ans de fac, 6 + 3 = 9
ans. Repfiou !!! Il ne voulait pas s’attarder à l’école.
Bon, par quoi commencer ? Comme pour les repas, par ce qu’il
aime le moins comme ça, ça sera fait, bon débarras. Il n’aime
pas le CHU mais il faut y passer. Boum : 4 semestres d’affilée
en CHU. Et finalement pas d’indigestion. Pire, il y prendrait
goût ! Incredible !
Mais non, il va enfin aller voir l’ambiance des cabinets de MG.
Trop cool de terminer en roue libre par 2 semestres chez des MG
enseignants, ça va être finger
in the noze…
Après 2 ans en CHU, que peuvent-ils encore lui apprendre les
pauvres ? Évidemment rien. Ce sera plutôt l’inverse… Et
pis quand il était externe, il y comprenait que dalle aux histoires
de MG mais il se souvient avoir vu sur les plateaux télé un pignouf
de syndicaliste MG qui se battait pour la revalorisation du tarif de
la consultation, c’est bon pour sa future petite entreprise ça. Un
MG, c’est ça, un petit entrepreneur qui fait de la médecine fast
food.
C’est bien connu, les grands chefs étoilés sont dans les CHU. Les
certitudes de l’ignorance… Car rapidement, c’est de nouveau le
grand doute. Il découvre qu’il ne sait rien de la MG, un autre
monde, un nouveau métier. Repartir de zéro à un an de la fin du
cursus, putain quelle claque ! Ces généralistes se
questionnent sur leurs pratiques, leurs prescriptions, lisent des
revues indépendantes, démontent les dogmes inculqués par certains
grands pontes. Un nouveau monde, insoupçonné jusqu’alors.
Finalement aucun regret, c’est bien ça qu’il veut faire. Les
toubibs lui mettent le pied à l'étrier, un véritable
compagnonnage. Mais ils semblent préoccupés et le vieil interne qui
s’y connaît désormais un peu plus que que dalle dans les
histoires de MG les comprend. Ils sont au chevet d'un agonisant pour
lequel ils sont prêts à l'acharnement thérapeutique. Mais les
autorités incompétentes
ont depuis belle lurette décidé sans l’avouer que ce sera
l'euthanasie sans discussion ou
quelques discussions de façade histoire de rendre moins douloureux
l’enculage de plusieurs milliers de généralistes.
Le dispositif du médecin référent qui introduisait entre autre une
limitation du nombre d'actes, la tenue d'un dossier médical
informatisé, une implication dans des campagnes de prévention, une
rémunération forfaitaire avec dispense d’avance des frais pour le
patient, etc... est guillotiné par un bourreau à plusieurs têtes.
Il pourrait quasiment obtenir le statut de mort-né. Car une belle et
grande réforme, LA réforme pour sauver le soldat Sécu, va voir le
jour. 1995 : on pensait faire payer les médecins, dix ans plus
tard on va faire payer les patients, ces nomades, ces fraudeurs, ces
abuseurs... seuls et uniques responsables avec
la complicité et la complaisance de leurs médecins généralistes
du déficit ABYSSÂÂÂL de la sécu... Les DAM (Délégués de
l’Assurance Maladie) débarquent dans les cabinets pour donner des
leçons aux petits MG de merde qui ne savent pas prescrire et qui eux
seuls ont la lourde responsabilité de maîtriser les dépenses. La
culpabilité sur patients et MG est en marche. Dans les mêmes
moments, le jeune médecin qui se lance dans ses premiers
remplacements ne comprend pas bien. Il n’a pas l’impression de
croiser tant de nomades que ça, tant d’abuseurs d’arrêts de
travail. Au contraire, il voit régulièrement des patients refuser
l’arrêt préconisé car ils ne peuvent se le permettre. Pourquoi
cette réforme de grande ampleur pour tout le monde alors qu’une
minorité de personnes abuse ? Pourquoi faire payer les
patients ? Aujourd’hui 1 euro par consultation, et combien
demain ? Souffrir plus pour payer plus ? Le dispositif du
médecin référent n'était-il pas un choix judicieux pour médecins
et patients, une piste à soutenir et améliorer ? Mais non,
c'était un truc de gaucho, contraire à la mode qui arrive, le temps
du « travailler plus pour gagner plus »...
Le
soir lorsqu’il rentre après sa longue journée de travail, le
puceau du libéral connaît ses premiers émois : BNC, URSSAF,
CARMF, Taxe professionnelle, recettes-dépenses, appel de
cotisations, et 1ère mise en demeure causée par un problème
informatique bien sûr… (petit vaurien, fraudeur toi aussi va !).
Il lit et écoute les nouvelles :
-des
médecins généralistes dévissent leur plaque pendant que lui se
demande de plus en plus s’il va visser la sienne un jour (alors que
les propositions ne manquent pas bien au contraire).
-les
déserts médicaux, la faute à ces fainéants de jeunes médecins
qui ne veulent plus s’installer, surtout dans les campagnes
d’ailleurs. Petite racaille de nantis « fils de » ne
pensant pas aux pauvres patients qui ne pourront bientôt plus se
faire soigner !
Encore
et toujours la culpabilité, la division. Très rapidement il est
persuadé qu’appliquer les règles du commerce, de la finance, de
l’assurance privée dans le domaine de la santé, c’est tout
simplement se faire hara-kiri à petit feu. Rira bien qui rira le
dernier… Et les hôpitaux ne seront finalement pas épargnés par
cette logique, on va s’occuper de leur sort aux petits oignons avec
la tarification à l’activité. L’engrenage infernal. Les MG
coupables de tous les maux, le rendement dans les hôpitaux, les
patients qui trinquent, qui payent, et qui ne sont peut-être pas au
bout de toutes leurs surprises… Il n’y a qu’à voir tout
récemment le lancement des bracelets électroniques pour les
méchants malades qui ne respectent pas leur traitement
ici.
A
quand les tribunaux pour récidivistes ? « Alors toi avec
ton 2ème cancer, non mais tu le fais exprès, c'est ça hein, t'as
pas honte, et le trou de la sécu alors ! Et toi gros porc, t'en
es fier de ton 3ème infarctus ? Eh ben tu vas nous le payer ! »
A
quand le bonus-malus ? Et la résiliation de contrat pour les
assurés les plus coûteux : les grands malades, les vieux et
les handicapés ? Sans parler des nomades-fraudeurs-CMUistes,
cette vermine à traquer jour et nuit ! « Que voulez-vous,
c’est la crise, les temps sont durs, y a plus un sou, il faut faire
des choix… » Il
n’a jamais aimé les initiales de la Sécurité Sociale…
Le
gamin est fier de son diplôme de médecin, de sa qualification de
spécialiste en médecine générale qui lui a ouvert plus de portes
qu'il ne l'aurait imaginé. La médecine en général, générale en
particulier le passionne. Même s’il se boucherait probablement
encore les oreilles face aux hurlements du cochon mis à mort, le
sang ne l’effraie plus, l’odeur de l’hôpital ne l’angoisse
plus. Pourtant il reste dans le camp des faibles, des déserteurs.
Parfois il rêve avec toute la niaiserie et les imperfections que
peuvent comporter certains rêves. Il doute puis
redoute : « suis-je parano ? ». Poursuivi à
jamais par un essaim de guêpes voraces, il court comme un dératé
sans réussir à avancer. Il n’a pourtant aucune trace de piqûre.
« La schizophrénie ? ». Étrange sentiment lorsque,
affublé de la belle expression « pivot du système de soins »,
il a l’impression qu’on lui a méticuleusement savonné la
planche devant lui pour le faire pivoter dans tous les sens…
Céderait-il à la théorie du complot ? Et si les plus
dangereux quenelliers,
véritables « antisystème » étaient ceux qui en
détiennent les rênes ? STOP, il est devenu complètement fou.
Le « c’est pas de ma faute, c’est les autres », ça
ne marchera pas. C’est un faible, un égoïste, un déserteur.
Lapidez-le avant qu’il ne se prenne pour David Vincent dans Les
envahisseurs.
Mais
non, tout de même, lorsqu’il regarde vers le ciel, il est à mille
lieues d’imaginer rencontrer le 3ème
type. Il pense simplement voir une éclaircie. Bien joué mais perdu.
Tu peux toujours attendre mon pote. Mauvaise direction. Si tu veux
éclaircir une partie de ce qui vient d’être raconté ici et
déculpabiliser un peu sur ton statut de patient fraudeur et coûteux,
ou de MG malmené, c’est en fait en descendant dans l’obscurité
de la fosse creusée par –biiiip- que tu comprendras un peu
mieux.
Gamin,
sa mère lui répétait sans cesse « Il faut lire mon fils,
c’est très important de lire ». Elle ne pensait pas si bien
dire. Récemment, il a lu Les fossoyeurs
de Christian Lehmann. N’oublions pas que c’est un bouseux
devenu médecin presque par accident, il n’a pas l’étoffe d’un
critique littéraire loin de là, alors il a décidé de faire un
parallèle entre ce bouquin et le parcours de sa petite gueule de
médecin généraliste déserteur. Un déserteur qui depuis cette
lecture, culpabilise un peu moins. Un médecin qui si le système
venait à changer un jour, penserait beaucoup plus souvent que tous
les matins en se rasant à rejoindre le troupeau.
« Monsieur
le président, je vous fais une lettre, que vous lirez peut-être… »
Mais oui c’est ça, rêve gamin, l’espoir fait vivre…
Il
= le gamin, c’est pas forcément moi hein, pas forcément… Il,
c’est lui, à qui j’ai laissé carte blanche tout en lui bridant
légèrement le Surmoi.
Ensuite j’ai tout de même pris la précaution de barrer ses propos
qui pourraient être considérés comme peu courtois dirons-nous. Et
si tu n’as vraiment rien compris, c’est presque fait exprès pour
te rendre encore plus curieux d’aller lire Les
fossoyeurs.
Moi,
victime des fossoyeurs ? Mais non voyons, pas du tout. Tout du
moins pas la plus à plaindre loin de là.
Allez,
il est temps pour moi de déserter la blogo-twittosphère un moment
histoire de prendre l’air et me ressourcer un peu. Tu me diras,
c’est pas la première fois que je déserte hein même si je
pointerai discrètement mon nez de temps en temps pour voir un peu ce
qui se dit, s’il se dit quelque chose. Allez, bon vent amigo !