jeudi 17 décembre 2015

ALINE ?


 
 
Aline, la quarantaine portée avec élégance, deux enfants plus que parfaits, un mari idéalisé, est allée consulter le Docteur Christophe, son fabuleux médecin traitant.
 
Elle est sportive Aline. Très sportive. Du sport amateur. Mais de ces amateurs qui se prendraient presque pour des pros au point d’en devenir un peu exigeants, légèrement impatients, totalement chiants. Elle n’a jamais autant consulté, consommé d’examens, de soins, d’antalgiques et d’anti-inflammatoires que depuis qu’elle s’est mise au sport Aline. Cette fois-ci c’est le genou qui la gêne. Oui une gêne plus qu’une douleur. Quoique. Une douleur qui fait mal mais pas trop. Mais quand même c’est gênant et il est hors de question de se mettre au repos comme le lui conseille régulièrement le bon Dr Christophe car il y a bientôt le tournoi annuel entre les femmes du quartier et comme on le dit : « le sport c’est la santé ». Alors imaginons qu’Aline arrête le sport deux à trois semaines, quel désastre ! D’autant que c’est une winneuse Aline, pour la troisième année consécutive, elle veut le gagner ce tournoi.
 
 
Le Docteur Christophe est légèrement plus âgé qu’Aline. Généraliste et fier de l’être, il s’est installé quasiment dès sa sortie de la faculté. Jeune, sympathique, à l’écoute, prenant le temps, il a très vite été apprécié dans le secteur. Mais depuis quelques années, le doc a changé. Les patients sont parfois vite expédiés. L’expérience diront certains, un médecin expérimenté qui connaît bien ses patients a besoin de moins de temps. Mouais. Et les patients ? Ont-ils besoin de moins de temps ? Non, la vérité que tout le monde ne sait pas malgré la rumeur grandissante c’est que le Dr Christophe ne va pas très bien depuis quelques mois. Il prend des antidépresseurs auto-prescrits comme ça à l’arrache, un anxiolytique par-ci par-là, et un somnifère tous les soirs entre deux, trois, quatre bières voire plus si affinité. Car voyez-vous, Madame ex-Christophe ayant demandé le divorce et la garde des trois enfants qu’elle a obtenue, le doc a le blues sous sa blouse de doc. Il ne s’était rendu compte de rien, le coup est venu comme ça sans prévenir, du moins le dit-il. Pour honorer la pension alimentaire et tenter de raccrocher des morceaux brisés à jamais, il crache du fric. Un cadeau par-ci pour le petit dernier, un week-end par-là avec l’aînée. Le seul moyen de s’en sortir a été d’accélérer le rythme des consultations pour voir chaque jour plus de patients.
 
Mais avec Aline, il prend plus de temps.

Aline, c’est une patiente impatiente, mais c’est aussi une amie. Ils jouaient dans le même club lorsque le Dr Christophe avait le temps de faire un peu de sport lui aussi. Pour palper le tendon d’Achille enflammé d’Aline dans les vestiaires, le docteurami Christophe était là. Pour l’épicondylite rebelle, pour la contracture cervicale, les courbatures tenaces, le docteurami était toujours prompt à faire rouler ses pouces sur les parties endolories avant de griffonner une ordonnance à titre gratuit. Par petites touches répétées, le médecin a fini par faire le tour des courbes du corps d’Aline. Il le connaît si bien qu’il pourrait le dessiner.


«J'avais dessiné sur le sable
Son doux visage qui me souriait»


Lorsqu’elle se rend au cabinet du généraliste, Aline ne prend jamais rendez-vous. Elle passe comme ça à l’improviste, elle est reçue quasiment de suite, entre deux
. Et même si la salle d’attente est pleine, le docteurami Christophe lui consacre de plus en plus de temps. Il apprécie tellement leurs échanges. Il l’examine toujours consciencieusement. Il aime faire glisser ses mains sur sa peau, palper son abdomen avec douceur, tenter de détendre un de ses mollets contractés. Il prend petit à petit conscience qu’il se perd entre le médecin et l’ami d’Aline pour mieux refuser de s’avouer qu’il rêve secrètement d’en devenir l’amant. Alors le soir, il noie son chagrin d’amour, son divorce d’hier, l’éloignement de ses enfants dans son cocktail d’ASB (Antidépresseurs-Somnifères-Bières). Si on suit l’ordre alphabétique il paraît que l’ASB est moins pire et plus light que le LSD. De plus il est légal. Cependant le docteuram(i)ant Christophe se grille à petit feu.
 
La dernière fois qu’il a vu Aline, c’était donc pour cette fameuse gêne plus ou moins douloureuse du genou qui durait depuis des semaines. Une Aline resplendissante, une Aline encore plus belle à ses yeux que l’image qu’il en conservait de sa précédente consultation, une Aline briseuse de cœur sans antécédent aucun hormis une maladie d’amour pour son mari, une Aline en pleine forme avalant des médicaments uniquement depuis qu’elle fait du sport, une Aline avec deux beaux enfants et son putain de mari dont elle semblait affreusement éperdument amoureuse et dont la simple évocation collait un long frisson remontant des lombes aux cervicales du bon Docteur Christophe. C’est durant la palpation du genou d’Aline que le cerveau du médecin a commencé à entrer en action pour tenter de lui déclarer sa flamme. Les palpitations ont démarré. Il a craint un instant que la moiteur de ses mains se fasse sentir sur la rotule de la belle. Mais les mots n’ont pas suivi. Le médecin a fini par prendre le stylo, griffonner son ordonnancier pour que sa patiente puisse se faire explorer le genou. Puis il ne l’a plus jamais revue, Aline s’étant envolée au possible pays des merveilles.


«Et j'ai crié, crié, Aline, pour qu'elle revienne
Et j'ai pleuré, pleuré, oh ! J'avais trop de peine»

Parce qu’il était habitué à l’impatience de ses patients sportifs eux-mêmes habitués à voir pratiquer d’innombrables examens complémentaires pour les bobos de nos valeureux sportifs professionnels (souviens-toi la cuisse de Zidane), parce qu’il savait que conseiller le repos valait autant que pisser bien droit dans un violon, parce qu’il y avait peu de chance qu’une simple radiographie soit très contributive, parce que d’emblée l’IRM et ses délais seraient pas très bien perçus, parce qu’il voulait absolument faire quelque chose, parce qu’il fallait mettre un terme à cette consultation pour pouvoir voir les nombreux autres patients gentiment assis en salle d’attente, parce que c’était sa patiente préférée pour ne pas dire une amie voire plus dans ses rêves, parce qu’elle voulait absolument participer à ce tournoi, parce qu’il avait l’esprit embué par ses médicaments, ses sentiments et sa vie de merde, pour plein de raisons déraisonnables, Christophe a prescrit à Aline un arthroscanner du genou.
 
Aline a couru au cabinet de radiologie du quartier. N’ayant aucun antécédent, aucune allergie connue, on a pu réaliser l’examen prescrit en lui injectant un produit de contraste dans l’articulation du genou. L’examen s’est bien déroulé et n’a rien révélé de particulier. Au moment de quitter le cabinet, Aline a eu le temps de dire à la secrétaire qu’elle avait de plus en plus de mal à respirer avant de s’effondrer. Les radiologues ont fait tout ce qu’il y avait à faire face à un choc anaphylactique, le SAMU est arrivé pour prendre le relais, en vain. Aline s’en est allée, comme ça, dans le hall d’entrée d’un cabinet de radiologie, pour une gêne plus ou moins douloureuse du genou.
 
Aline.

Aline, Alice, Alain, Ali, Alphonse, Ahmed, Albert, Bertrand, Bernard, Betty, et tou(te)s les autres…

Le long frisson à l’idée de ces trop nombreuses consultations que j’ai pu abréger par une prescription pour des raisons bien éloignées de la pure médecine. Des raisons déraisonnables. Des prescriptions induites par le contexte, mes fragilités, mes lacunes, l’insistance d’un patient, la salle d’attente pleine à craquer, ma formation principalement axée sur le faire à tout prix etc, etc…

L’histoire d’Aline tirée de la réalité enrobée ici d’une bonne couche d’imaginaire par respect du secret médical m’a ainsi propulsé dans les filets de ma réalité. Alors j’ai claqué des dents. Quelques gouttes d’encre, une plume, une feuille. Un rapide glissement de la pointe sur le papier, une signature, et la consultation est terminée… pour le médecin. Pour le patient, elle se poursuit. Un dosage par-ci, une radiographie par-là, une pilule comme ci, une gélule comme ça. Perçoit-on et prévoit-on précisément toutes les possibles conséquences d’une prescription ? Appréhendons-nous suffisamment l’enjeu de cet acte durant nos études de médecine comme tout au long de notre carrière ?

L’histoire d’Aline est une histoire de chasse. Comme bon nombre de toutes celles contées sur ce blog, elle a été transformée, déformée, malaxée. Mais les points les plus importants et marquants sont bien réels : un(e) patient(e) de quarante ans sans antécédent a fait un choc anaphylactique dans un cabinet de radiologie à la suite d’un arthroscanner. Il ou elle s’en est sorti(e) sans séquelle grâce aux premiers gestes du radiologue et au SAMU arrivé rapidement pour le prendre en charge.

Keep cool, ce genre d’accident est rare. Mais il existe. De façon plus générale et sans aller jusqu’à cette situation extrême, en médecine, aucun geste, aucun examen, aucun traitement n’est anodin. Le jeu / la chandelle, la fameuse balance bénéfices/risques. Soignants et patients, ayons-le à l’esprit.

J’ai profité de ce billet pour effleurer d’autres questions qui peuvent en amener bien plus encore. Le médecin ami, le médecin souffrant, l’automédication des toubibs. Le patient ami, le patient aimé, les passe-droits, le patient aisé qui a ses entrées dans le « milieu ». Ce dernier est-il réellement mieux pris en charge ? Bref, que de questions auxquelles je n’ai aucunement la prétention de pouvoir répondre. Mais si ton ami médecin ne répond pas à tes demandes médicales, contrairement à ce que tu peux penser, c’est peut-être qu’il te considère vraiment comme un ami et qu’il te veut du bien.
 
Bonne réflexion.
 
«J’avais dessiné sur le sable
Son doux visage qui me souriait…»
 




 
 


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